ELECTRE
d'Euripide
mise en scène de Renaud Boutin
Collectif Le Foyer
Clytemnestre en Projections Videos : Françoua Garrigues
Théâtre de l'Opprimmé - Paris (Janvier 2013)
ELECTRE
d'Euripide
mise en scène de Renaud Boutin
Collectif Le Foyer
Clytemnestre en Projections Videos : Françoua Garrigues
"Au risque de froisser les personnalités plus ou moins connues dont le nom s’étale en gros caractères sur les affiches tapissant les colonnes Moriss de la capitale, au risque de vexer les directeurs de Théâtre privés qui accueillent en leurs lieux des spectacles conçus pour plaire au plus grand nombre et être retransmis à la télévision à une heure de grande écoute, à quelques exceptions près, ce n’est pas forcément dans ces espaces que le spectacle vivant se déploie sous son meilleur jour et libère son potentiel infini de poésie et de subversion, sa capacité à se renouveler de l’intérieur et à évoluer dans le sens d’une Histoire en marche perpétuelle. Car, oui, nous sommes au XXIème siècle depuis plus d’une décennie déjà et si les technologies n’en finissent pas de se perfectionner, si la science fait reculer les dangers qui menacent sans arrêt notre propension à ambitionner l’immortalité, si nos consciences ne cessent de s’ouvrir à des pensées nouvelles, à briser les carcans de nos tabous les plus coriaces, du côté des Arts et en particulier du théâtre (du spectacle vivant en général) c’est une autre affaire. Un pan entier reste cloisonné derrière un quatrième mur qui masque souvent une mise en scène pépère, sans prise de risque, sans enjeux au-delà de la représentation d’une pièce écrite portée avec plus ou moins de subtilité sur un plateau. Mais on ne met plus en scène aujourd’hui comme on mettait en scène hier. De l’eau a coulé sous les ponts. Le Living Theatre, Antonin Artaud et Heiner Müller sont passés par là. Pina Bausch et son « Tanztheater » aussi. Le collectif flamand Tg Stan a jeté un pavé dans la mare et fait beaucoup de petits devenus grands. Bruno Tackels et ses « écrivains de plateau » ont éclairé une nouvelle donne scénique et semé les bases d’une autre manière d’envisager l’acte de création théâtrale dans lequel le texte n’a plus l’absolue primeur. Le principe de transdisciplinarité a envahi nombre de scènes, rendant d’un seul coup désuètes les distinctions de genres : théâtre, danse, performance, cirque… Exemples : David Bobée brasse comédiens et circassiens jusqu’à les fondre dans l’unité de l’ensemble. Fanny de Chaillé invente des ovnis inclassables et délectables. Même les Chiens de Navarre se sont mis à danser. Quant à Yves-Noël Genod, il façonne des espaces / temps performatifs, mouvants et infiniment vivants, ouverts à tous les possibles.
Membre du Collectif le Foyer, Renaud Boutin qui présente actuellement au Théâtre de l’Opprimé une version inédite d’ « Electre » (d’après la traduction d’Euripide par Florence Dupont), pourrait être ajouté à cette liste (non exhaustive certes) de ceux qui font le théâtre d’aujourd’hui, un théâtre pleinement conscient de son héritage, en phase avec ses mutations successives. Un théâtre au présent. Théâtre de la présence également. Familier des auteurs grecs, mélomane et compositeur à ses heures, souvent comédien, plus souvent encore metteur en scène, Renaud Boutin a réalisé un spectacle aux airs de manifeste frictionnant en son sein sa source originelle, la matière première du théâtre – la tragédie antique -, aux techniques modernes du clown et de l’improvisation. Il créé littéralement une poétique performative à partir d’actions simples et significatives, transpose le chœur en de petits films projetés à même le mur de fond de scène, intermèdes burlesques, contrepoints comiques à la violence de la situation dramatique. Il éclate et diffracte les personnages en une distribution réduite à quatre comédiens (accompagnés en live au piano par Simon Roqueta) : Sébastien Chassagne, Benoît Felix-Lombard, Pierre-Antoine Chevalier et Louis Caratini. De pyjamas vêtus, visages grimés de blancs, yeux et bouches agrandis par un maquillage de clowns hagards, comme des enfants perdus dans une action trop grande pour eux, fantômes tragiques rejouant depuis des siècles le même drame, celui de la vengeance du sang par le sang, ils se passent le relais des rôles, égrainant le texte par fragments. Car inutile de préciser que la pièce d’Euripide n’est pas audible dans son intégralité mais comme essorée pour que n’en restent que des échos, des bribes, des images et des gestes surtout. Des accessoires aussi : un oreiller, une bassine, des seaux, un fauteuil, des chaises. Si peu et pourtant tout est là. Le strict minimum pour que la tragédie soit traversée de part en part et qu’advienne le théâtre. Sur les murs alentours, des masques aveugles offrent leurs couleurs pimpantes, leurs faces identiques au sourire figé, les yeux troués de vide, regardant sans la voir l’histoire suivre son cours fatal et connu d’avance. L’ensemble est confondant de pertinence et de cohérence. De polysémie. Tout en offrant une vision radicale de la pièce, Renaud Boutin n’enferme pas le sens. Il n’y a pas de rails à suivre selon une direction prescrite. Le metteur en scène a digéré non seulement la pièce elle-même mais aussi les « leçons » d’Heiner Müller pour trancher dans le vif de l’œuvre et en extraire la moelle, puis la transformer en matière théâtrale pure (et pourtant profondément impure car protéiforme, accueillant anachronismes et références incongrues). Il créé une zone de jeu vibrante, entre burlesque et tragique, une temporalité qu’on pourrait qualifier d’oxymorique car raccourcie et dilatée à la fois. Et si le miracle poétique advient, n’oublions pas de souligner que c’est essentiellement par et grâce à des comédiens magnifiques, aux présences d’une beauté rare. Jamais convenus, toujours à l’écoute, presque sur le qui-vive et pourtant irradiant d’un calme profond (comme s’il n’y avait plus besoin de se débattre, de s’agiter, car tout est joué, il n’y a plus que les actes de l’oracle à accomplir), ils imprègnent le plateau et le cerveau du spectateur de leur étrangeté, de leur magnétisme, de leur folie douce et de leur mélancolie profonde. Ils sont clowns et ils sont spectres, adultes et enfants. Ils nous jouent « Electre » en direct, comme s’ils l’inventaient depuis le plateau, gestes et paroles dictés en sourdine par leurs ancêtres, soufflés dans le creux de l’oreille pour qu’ils s’animent devant nous dans le miracle de la représentation."
Marie Plantin - Première.fr